C’est le printemps 1992, j’habite à Istanbul depuis bientôt trois ans et je m’apprête à passer mon bac.
Est-ce l’odeur de liberté propagée par l’examen et ses
lendemains rêvés ? Ou est-ce que c’est simplement parce que je connais
mieux la ville que je découvre depuis quelques mois toute une partie
insoupçonnée de sa vie nocturne ?
Est-ce qu’il y a toujours eu autant de concerts rock dans
des cafés, des caves, des arrière-cours, des jardins ? Ou est-ce qu’il se
passe vraiment quelque chose ?
Je veux croire que la fièvre qui se répand ici comme dans
beaucoup d’autres parties de la planète autour d’un certain groupe de Seattle
n’y est pas pour rien. J’en tiens pour preuve irréfutable la multiplication
d’images de bébés nageurs sur les cassettes vendues à la sauvette devant les
jardins du campus universitaire de Beyazit et le long des trottoirs pavés de l’Istiklal.
Et on dirait bien que les soirs du week-end chez les groupes amateurs qui
peuplent les bars de Ortaköy, à l’ombre des hauts minarets impavides déversant
leur morgue dans les reflets dorés du Bosphore, écorcher Smells like teen spirit est devenu une sorte de sport national, nouvelle discipline trop disciplinée
malgré le modèle de référence, gymnastique pratiquée maintenant aussi bien par
les nombreux adeptes de Jimi Hendrix que par ceux qui, il y a encore quelques
mois, ne juraient que pour les reprises de Inxs et Midnight Oil.
Mais rien jusqu’ici ne m’a préparé à ce que je vais vivre ce
soir.
Ege Bamyasi n’est pour l’heure, dans mon esprit, qu’un mot
turc flottant dans les étals des épiceries et le lexique du psychédélisme allemand
m’est complètement étranger à cette époque, où il aurait pu tout au plus sublimer
mes désirs d’imprégnation de culture française par des visions de charcuterie, grâce
à l’association souabico-alsacienne entre kraut et saucisses et à l’assonance toute
franchouillarde entre jambon et jam-band.
C’est un pote du lycée qui nous a invités, Coralie et moi.
High school friend qui en dehors de l’école est un high friend, puisqu’il a
accès à une denrée rare dans ces contrées ultra-prohibitionnistes, un shit
d’une qualité que nous réputons insurpassable, et dans des quantités jamais
négligeables. Je ne me souviens plus s’il a fait le trajet avec nous ou si nous
l’avons rejoint là-bas, ce que je sais par contre c’est qu’avant que le groupe
monte sur scène nous avons eu le temps de nous mettre dans des états exhilarants grâce à son élixir. Ça je le sais parce que
quelques minutes après le début du concert j’ai eu, pour la première fois de ma
vie, l’impression de me retrouver dans un univers parallèle.
La fumette pourtant n’explique pas tout. Sans la transe
provoquée par la musique les portes de mes perceptions auraient à peine pu
s’ouvrir aux senteurs de musc que libèrent partout, dans le parc où
se tient le concert, les pierres encore imbibées des nuits hivernales, suant tout
à coup sous leurs manteaux de lichen transpercés depuis l’aube par les premiers
effets de l’équinoxe. Mais alors que le jour achève sa course derrière le tapis
de l’esplanade et que le ciel au-dessus du parc commence à se parer de colliers
stellaires, les trames polyrythmiques et polymorphes que tissent les musiciens chamanes dans
le feu des projecteurs se mettent à envelopper ma cervelle et mes os.
Quand je détourne un instant les yeux de l’estrade pour
signifier au pote mon approbation il fait soudain très sombre, et dans l’air
noir je distingue à peine les traits de l’ami, métamorphosé en prêtre derviche ou poète soufi, magistrat byzantin ou bandit
ottoman, irradiant dans tous les cas mon regard des sagesses antiques et des
savoirs occultes que j’attribue nécessairement à un choix musical aussi profond et pertinent. Je
le supplie de me révéler les lieux où je pourrai trouver des disques de ce
groupe, mais il m’explique qu’ils n’ont jamais rien enregistré, que ZeN est une
fratrie de sorciers vouant un culte ardent aux dieux de l’éphémère et qu’à la
minutie cryogénique du studio ils préfèrent l’incandescence de la performance
improvisée. Tout ça c’est donc de l’improvisation ???
Wow.
Un peu plus tard, au cours du concert, un évènement vient
corroborer la parole du maître: une coupure d’électricité menace de
mettre un terme à tout ce joyeux sabbath, mais les sorciers, imperturbables, poursuivent
le morceau sans encombres en se partageant dans l’obscurité les baguettes magiques pour ajouter aux pulsations
des tambours d’autres battements, faisant vibrer les poteaux et le bois de l’estrade
jusqu’à ce que, au bout de plusieurs années-lumière, la sève électrique revienne
irriguer amplis et projecteurs, permettant aux mages supersoniques de terminer
le morceau en faisant mugir progressivement les guitares jusqu’au grondement
final, leviathan de fracas atonal.
Quand, il y a quelques semaines, on parle à nouveau de
tout ça au téléphone avec Coralie et qu’elle me demande si je sais ce qu’est
devenu ce groupe, je tape sans grande conviction « zen turkish band »
sur le google et je découvre ébahi que, quelques années après les miracles dont
nous avons été témoins, les mages ont fini par rompre leur vœu de chasteté
discographique et qu’ils ont même fait paraître un opus sur le label de
Thurston Moore, Ecstatic Peace !
1 commentaire:
Est-ce fantasmé ou un réel témoignage?
En tout cas, merci pour les liens instructionnels, particulièrement la belle vision rosie de choucroute précédant cet extrait de film mignon pour enfants.
Sinon je ne connaissais pas ce groupe, donc merci!
Le fil conducteur de ton article est intéressant et généreux, tu devrais diffuser davantage ton blog!
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